FREND s’accroupit derrière le bison : Jeanne venait d’entrer dans l’étable avec Han et Annoa. Il ne risquait pas plus d’être reconnu qu’il ne l’aurait reconnue, elle, s’il n’avait su qui elle était. Mais il ne voulait courir aucun risque. La masse de la bête le dissimulait entièrement. C’était le plus gros mâle qu’on ait pu trouver aux États-Unis, et il continuait de grossir depuis qu’il était dans l’île et ne courait plus. Il ne devenait pas obèse, il s’élargissait dans toutes les dimensions. Frend se redressa en tournant le dos à Jeanne et se dirigea vers la porte d’une démarche un peu tordue, dos voûté, tête basse. Il se perdit parmi les enfants. Jeanne ne fit pas attention à lui. Le vent intérieur, le souffle de l’île, soufflait même dans l’étable, et mélangeait à l’odeur de la bête celle de la campagne factice. La cloche du village sonna trois coups derrière une colline imaginaire. On se serait cru dans un pâturage bourbonnais par un après-midi de printemps, après une averse ensoleillée.

Jeanne n’avait jamais vu le bison. C’était Annoa qui lui en avait parlé incidemment. Apprenant qu’elle ne le connaissait pas, elle s’était mise à danser de joie à l’idée de le lui montrer.

— Veux-tu te calmer ! dit Jeanne. Pense à ce que tu portes ! Quand on est enceinte on ne danse pas comme une chèvre !

— Qu’est-ce que c’est une chèvre ? Il n’y en a pas ici ?

Qu’est-ce que c’est ? Ça danse ? Comme ça ?…

— Tiens-toi tranquille ! Veux-tu !… Bon… Nous pourrons commencer les exercices dans deux ou trois jours. J’ai reçu les premiers documents…

— Viens voir Joseph ! Viens voir ! Viens !…

Lorsque le bison était arrivé, enchaîné, ligoté de partout, fumant de rage, il s’était trouvé un Français facétieux pour le nommer Joseph. C’était une fine plaisanterie des « libres penseurs » du début du siècle : Joseph, dont la femme, Marie, avait eu un enfant sans qu’il y fût pour rien, était de toute évidence le patron des cocus… Cocu, cornes, bison, Joseph… Voilà.

Cela rappelait à Jeanne une anecdote que lui avait racontée son mari, en souriant, mais non sans un certain reste de honte… Alors qu’il était élève de seconde au collège de Milon, son bourg natal, aux limites nord de la Provence, il avait un jour croisé le jeune curé de la paroisse, maigre et noir, qui s’en allait à grands pas, sa soutane râpée flottant au vent. Lui, protestant et communiste comme on l’est à seize ans, par élan et générosité – il eût été gauchiste en 68 –, avait ricané et imité le cri du corbeau : « Coâ ! coâ ! coâ !… » Le maigre curé s’était arrêté sec, était revenu vers lui en trois enjambées, l’avait regardé dans les yeux et lui avait dit d’une voix glacée de fureur :

— Jeune homme ! Quand les corbeaux sont là, les charognes ne sont pas loin !…

Puis il était reparti dans le vent, en demandant pardon à Dieu de sa colère…

Jeanne éprouva un choc qui lui coupa un instant la respiration : le gigantesque bison était blanc.

Il était devenu blanc et doux comme un mouton, peut-être à la suite des doses massives d’hormones femelles qu’on lui faisait avaler tous les jours pour annuler ses impatiences sexuelles, peut-être par l’effet du JL3 ou d’un des quelconques anti-JL3 qu’on lui avait injectés pour expérience. Ou peut-être était-ce là un résultat de son régime : il était nourri de fleurs. Il n’y avait pas de foin sur l’île, mais les fleurs immortelles, exubérantes, se multipliaient sans arrêt. Il fallait les couper chaque jour et les détruire. On en utilisait une partie pour nourrir le bison. Il s’y était habitué. Il broutait des brassées de marguerites, des boutons d’or, des orchidées, des tonnes de pétales de roses. Qu’est-ce qui avait tout à coup déclenché la dépigmentation de ses poils ? Le docteur Galdos aurait bien voulu le savoir. C’était lui qui avait demandé un bison à la Maison-Blanche, parce qu’il avait l’habitude, à Harvard, de travailler sur du sang de ces bêtes. Mais le phénomène s’était produit hors de son contrôle. Un jour les yeux du bison avaient commencé à devenir bleus par le bord des iris, et ses poils blancs par la pointe, partout à la fois. En six mois il était devenu pareil à un agneau démesuré et bossu, aux yeux de myosotis, qui se serait fait défriser.

Quand Jeanne entra avec Han et Annoa, il était couché au milieu de la grande étable ronde, dont le sol se soulevait légèrement de la périphérie vers le centre. La masse énorme de la bête accroupie couronnait la montée comme une pyramide maya, vers laquelle il faut peiner quel que soit l’horizon d’où l’on vienne. Les petits enfants parvenus jusqu’à lui faisaient l’ascension de ses flancs en s’accrochant à ses mèches blanches, basculaient par-dessus son sommet, roulaient en riant le long de ses pentes. Il ruminait lentement ses roses, le regard perdu dans la nostalgie des grands troupeaux du passé, au galop dans les plaines sans limites. Alors que Jeanne et Han et Annoa s’approchaient de lui, il se leva sans brusquerie, puis se secoua comme un chien mouillé, et les enfants tombèrent de ses poils en poussant des cris de joie. Il tourna la tête et regarda Jeanne avec mélancolie. Elle le regardait et ne parvenait pas à le croire possible. Mais qu’est-ce qui était possible ou impossible en ce lieu ?

 

— Merde ! dit le radio du lance-missiles, ils sont complètement siphonnés dans ce bordel ! Regarde ça, ce qu’il faut que je leur passe !…

Il montra le livre ouvert à son copain Sialk, qui, était venu lui apporter une cigarette de H dans la salle de transmissions. Sialk regarda et dit merde lui aussi. Ni l’un ni l’autre ne comprenaient le français, mais ils voyaient bien l’illustration de la page 132. C’était une photo représentant une femme couchée sur un lit d’hôpital, cramponnée à une barre, cuisses écartées, avec un enfant qui était en train de sortir de son ventre. Ils regardèrent l’illustration suivante : des mains de caoutchouc qui présentaient l’affreux lardon gluant à la mère délivrée, avec une tripe en tire-bouchon qui les unissait encore l’un à l’autre. Et la mère souriait aux anges. Sialk se sentit pâlir, avec les jambes qui lui devenaient molles. Il s’assit sur le coin de la table de transmissions.

— Merde ! T’avais déjà vu ça, toi ?

— Où tu veux que je l’aurais vu ?… C’est quand même une connerie, de faire les gosses comme ça !…

— Comment tu veux qu’on les fasse ?

— Je sais pas, moi… On pourrait trouver quelque chose… Y a le progrès, non ?

Il plaqua le livre ouvert contre l’écran du poste émetteur télé-belin. C’était un traité d’accouchement sans douleur.

— C’est pas marrant pour les nanas, dit Sialk.

 

Jeanne avait retrouvé un peu d’intérêt à la vie en s’occupant d’Annoa. Ce couple innocent, d’une pureté de neige, lui rappelait les moments éblouis de son amour où Roland et elle oubliaient famille, expérience, pour se retrouver comme au commencement du monde.

Elle se souvint des souffrances de son accouchement. Elle décida d’épargner cette épreuve à la fille dorée qui portait son petit ventre devant elle avec amusement, sans se douter de ce qui l’attendait. Elle avait assisté à des accouchements selon la méthode de Pavlov et avait trouvé cela merveilleux. Comment avait-on pu, pendant des millénaires, laisser les femmes s’épouvanter et se déchirer, alors que la mise au monde d’un enfant pouvait être pour la mère une joie profonde et plus consciente que celle de l’amour ? « Tu enfanteras dans la douleur… » Quel vieux prêtre puant et misogyne avait pu mettre cette parole atroce dans la bouche de Dieu ?

Elle ne connaissait pas assez bien la méthode. La gynécologie n’était pas sa spécialité. Elle demanda à Roland si on pouvait faire venir de France un traité. Une semaine plus tard, le belin commençait à débiter les pages de texte et d’illustrations.

Han s’était hissé sur le buffle et, installé à califourchon sur son cou, entre sa bosse et la foisonnante toison couleur de neige qui couronnait son crâne, il lui faisait faire le tour de l’étable en le dirigeant par les cornes. L’envergure de celles-ci était si grande que Han ne pouvait tenir à la fois leurs deux extrémités verticales qu’en écartant les bras comme sur la croix.

« Haï ! haï ! haï ! haï ! » cria Han en frappant de ses talons nus le cou de la bête. Celle-ci se mit à trotter le long du mur circulaire en poussant un long mugissement. On eût dit un vibrato de contrebasse amplifié par mille haut-parleurs. Jeanne se plaqua les mains contre les oreilles. Les enfants hurlèrent de plaisir et se mirent à mugir aussi. Annoa, appuyée contre Jeanne, riait. Un garçon noir attrapa à deux mains la queue blanche du bison en criant : « Rô-zef ! Rô-zef ! », puis libéra sa main droite et la tendit à un autre garçon qui s’y accrocha. En une minute il y eut toute une guirlande de garçons et de filles qui galopait à la queue du bison en criant son nom, tel qu’il était devenu dans leur langue : Rô-zef ! Rô-zef !… Le bison remonta vers le centre de l’étable, s’arrêta quand il en eut atteint le sommet et, repliant ses quatre pattes à la fois, se laissa tomber sur le ventre, d’un seul coup. Le sol trembla. Les enfants nus, épuisés de joie, se laissèrent tomber après la bête. Il y eut un instant accidentel de silence total, qui ne dura que trois secondes, pendant lesquelles Jeanne entendit cet étrange ronronnement qu’elle avait déjà plusieurs fois remarqué quand les bruits de l’île faisaient une courte trêve.

— Qu’est-ce qu’on entend ronfler ? Qu’est-ce que c’est ?

— C’est le poumon, dit Annoa, avec un léger étonnement.

Comme si on pouvait l’ignorer…

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